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Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, incipit, 1953
Alain Robbe-Grillet est un écrivain du XXème
siècle. Il est l’un des principaux représentants du Nouveau Roman qui se
développe dans les années 1950 et qui remet en cause les fondements du roman
traditionnel. Il a écrit en 1963 un essai, Pour un nouveau roman, dans
lequel il résume les principaux fondements du Nouveau Roman. Dès 1953, il
publie un roman, Les gommes, qui est souvent considéré comme le premier
ouvrage représentatif de ce nouveau courant. La théorie vient après la
pratique. Nous étudierons l’incipit du roman (qui vient du latin : incipit qui veut dire « il
commence »), c’est-à-dire les premières lignes du roman. Comment
Robbe-Grillet joue-t-il avec les conventions romanesques dans cet
incipit ? Pour
répondre à cette question, nous verrons tout d’abord les éléments conformes qui
s’inscrivent dans la convention romanesque, puis nous verrons les éléments qui
mettent en avant le refus de l’illusion réaliste.
I.
Les éléments conformes aux attentes du lecteur
1. La première phrase
La première phrase semble assez
conventionnelle puisqu’elle permet de situer un personnage dans un cadre
spatio-temporel. On peut alors répondre aux questions : Qui ? « le
patron », Où ? « Dans la pénombre de la salle de
café », Quand ? « il est six heures du matin ».
2. Le cadre spatio-temporel
Le cadre spatio-temporel est précis et
réaliste.
a. Le cadre
spatial
Nous savons tout de suite où se passe
l’action avec « café » (ligne 1). Cela nous permet de visualiser
l’endroit. Il y a une énumération avec « les tables et les chaises, les
cendriers, les siphons d’eau gazeuse » (ligne 2) qui met en avant la
précision du cadre spatial. En effet, il y a beaucoup de détails, ce qui permet
de se représenter parfaitement le café : « douze chaises » (ligne 29), « tables de faux marbre » (ligne 30). L’action se déroule dans
un décor ordinaire de café.
b. Le cadre
temporel
Le roman s’ouvre au début de la journée comme
souvent dans le roman traditionnel : « il est six heures du
matin » (ligne 4), « un jour, au début de l’hiver »
(ligne 23-24).
L’action semble contemporaine de l’époque de
la rédaction, c’est-à-dire après la Deuxième Guerre Mondiale avec des
éléments moderne: « lumière qui
s’allume » (ligne 33), « tables
de faux marbres » (ligne 30).
3. Le personnage.
Le personnage est désigné par sa fonction en
accord avec le cadre spatio-temporel : « le patron » (ligne 1). Il n’a pas d’identité donné. Son
portrait physique apparait vers la fin de l’extrait : « verdâtre » (ligne 37) « traits brouillés, hépatique et gras »
(ligne 37-38). Il n’est pas surprenant par rapport au cadre et est plutôt
conforme aux préjugés.
La description de son caractère n’est pas
explicite. Elle passe par la succession des phrases nominales décrivant ses
gestes des lignes 10 à 15 « un pas de côté, la chaise à trente centimètres,
trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde
marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois.
Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde à sa place
exacte ». C’est un personnage endormi, passif, désabusé ayant une
gestuelle mécanique et machinale.
La description de son caractère passe aussi
par la description de son physique avec l’énumération ligne 36 à 38 :
« une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique
et gras dans son aquarium ». Il semble
malade, dépressif/déprimé et désabuser par la vie
II.
Les éléments déstabilisants
Tandis que le roman réaliste s’efforce de créer une illusion réaliste, Robbe-Grillet cherche à montrer qu’il s’agit d’une création
verbale.
1. Le caractère artificiel du monde crée
Le caractère artificiel du
monde crée brise l’illusion réaliste. Nous retrouvons un lexique du théâtre
avec « l’unique personnage »
(ligne 27) qui désigne le patron, « présent
en scène » (ligne 28) « décors »
(ligne 32) qui désigne le café.
L’emploie du futur simple,
ligne 16 : « le temps ne
sera plus le maître », et ligne 19-20 « vont dans quelques instants
commencer leur besogne ». L’utilisation du point de vue omniscient dans le
deuxième paragraphe montrent que l’action commence en même temps que le
roman et l’univers romanesque ne préexiste pas au début du roman, contrairement
au roman traditionnel.
A la ligne 34 ; l’élément de décor
« la lumière s’allume » donne une impression d’une mise en place de
l’action, comme si des projecteurs venait éclairer la scène et ce qui se
passait avant peut être assimilé au coulisse du théâtre
Tous les indices montrent que nous sommes
bien dans un roman qui ne donne pas à voir une vie réelle.
2.
Une présentation du personnage déstabilisante
La présentation du patron est déstabilisante. Les
groupes nominaux « Le patron »
(ligne 1), « l’unique personnage »
(ligne 28), « un gros homme »
(ligne 34), « le patron »
(ligne 34), « une image malade »
(lignes 36-37), « le patron,
verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras » (lignes
37), « le patron »
(ligne 39), « cette silhouette sans
doute » (ligne 41), « ce
fantôme » (ligne 44), « le
patron, le patron, le patron… Le patron » (lignes 45-46), « nébuleuse triste » (ligne 46). Même
si on avance dans le texte, on ne se rapproche pas du personnage. Nous avons
moins de détails : l’image du patron ne parvient pas à se constituer de
manière définitive, à l’inverse du texte de Flaubert. Nous avons l’impression
qu’il se défile lorsque nous voulons le saisir.
A la ligne 41, « cette silhouette sans doute » introduit un doute sur
l’identité du personnage : on ne sait pas s’il s’agit d’un personnage
unique. C’est aussi une manière pour l’auteur de stimuler la curiosité et
l’agacement des lecteurs.
Ce personnage est également déstabilisant avec le jeu
sur les points de vue.
Dans les deux premiers paragraphes, nous avons un
point de vue externe avec une vue de l’extérieur sur le café.
Au paragraphe 3, nous avons un changement de point de
vue qui devient omniscient : nous sommes à l’intérieur du café.
A la ligne 26, nous repassons à un point de vue
externe avec une vue intérieur du café.
Au paragraphe 5, à la ligne 34, nous sommes toujours
dans un point de vue externe mais avec une vue à travers la glace du café qui
donne sur le patron.
Enfin dans la dernière partie, à partir de la ligne
39, on repasse sur une focalisation externe, de nouveau à l’extérieur du
café.
Tous ces points de vue ne sont pas préparés :
nous passons de l’un à l’autre de manière discontinue. Cela engendre un
portrait disloqué : le narrateur ne prend pas la peine de relier les
éléments, ce qui déstabilise.
3.
Le refus d’humanisme
Les caractéristiques du patron présentent un caractère
ménagé qui est décrit comme un automate. A la ligne 6-7, « De très anciennes lois règlent le détail de
ses gestes », sa
gestuelle ne semble pas doter d’autonomie et de conscience.
Dans le paragraphe 2, les phrase nominales courte
mettent en évidence des mouvements réglés par les chiffres mathématiques
associé au temps et à la distance : « chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté »
(ligne 9-10).
Le côté mécanique de ses gestes est mis en évidence
avec la métonymie, à la ligne 31 « Un bras machinal remet en place le décor », qui assimile le
patron au bras et donc à un robot. Il n’apparait pas très vivant : il y a
une réification de patron (du latin res, rei, f qui désigne la chose).
Parallèlement, nous allons assister à une personnification du décor avec « les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbres où
elles viennent de passer la nuit » (ligne 29-30), les objets semblent
se réveiller comme s’ils avaient dormi. Cela indique que le monde est réaliste
en dehors des hommes et que le rapport entre ces derniers est purement
mécanique.
4.
Une intrigue floue
Dans le deuxième paragraphe, le narrateur annonce ce qui va se passer mais les
termes choisis comme « progressivement »
(ligne 20), « çà et là,
sournoisement » (ligne 21), « peu
à peu » (ligne 28) montrent que ce qui va suivre a des limites et
n’aura rien de spectaculaire.
Pour autant, un évènement va perturber l’ordre du
monde, ce qui est mis en évidence avec l’énumération « une inversion, un décalage, une confusion,
une courbure » (ligne 22).
Cependant le narrateur annonce que cette
intrigue qui va se mettre en place n’obéit pas aux règles de construction du
roman avec le schéma narratif conventionnel. Cela est mis en évidence avec
l’énumération d’éléments à valeur négatif « sans plan, sans direction,
incompréhensible et monstrueux » (lignes 25-26) : l’adjectif
monstrueux montre le caractère surprenant de cette intrigue.
Conclusion : Nous avons donc un incipit
déstabilisant qui rompt avec la tradition réalise. Certes le roman nous
présente un personnage dans un cadre précis mais l’incipit manifeste le refus
de l‘intrigue car plus on avance dans le récit, plus on manque de précision
pour cerner le personnage, plus le caractère artificiel du roman est souligné,
et plus le monde acquiert une autonomie déroutante.
Tout oppose cet incipit à celui de l’Éducation
Sentimentale de Flaubert que Alain
Robbe-Grillet admirait tout de même.