Français : lecture analytique du Chapitre 6 (Partie I), « J'ai pensé que … sur la porte du malheur » de L'Etranger de Camus

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Camus, L’Etranger, Chapitre 6, « J'ai pensé que … sur la porte du malheur », 1942


Camus est un écrivain né en 1913 en Algérie et mort accidentellement en 1960. Son nom est associé à la pensée absurde à laquelle il a consacré une trilogie dont un roman, l’Etranger (1942), un essai, Le Mythe de Sisyphe (1942) et une pièce de théâtre, Caligula (1944). L’Etranger est donc le premier volet de la trilogie est un roman court qui se situe avant la 2nde Guerre Mondiale. Meursault est le personnage-narrateur. C’est un jeune français d’Algérie, qui au début du roman perdra sa mère. Peu après, il se lie d’amitié avec son voisin Raymond et va s’attacher à une de ses collègues Marie. Raymond est un personnage obscur. Dans le procès, on apprendra que c’est un proxénète qui a eu une querelle avec l’une de ses maitresses et qui est menacé par le frère de celui-ci qui est arabe.  Raymond, Marie et Meursault sont partis à la plage, un dimanche, chez un ami de Raymond qui possède un petit cabanon. Là, il rencontre une première fois le frère de la maîtresse de Raymond accompagné lui-même d’amis d’où la bagarre qui se termine par une légère blessure de Raymond. Plus tard dans l’après-midi, Meursault retourne à la plage et retrouve l’arabe. Ce passage clôturant le chapitre VI constitue le temps le plus fort du roman et c’est le passage que nous allons analyser. Qu’est-ce qui donne sa force tragique à ce récit ? Pour répondre à cette question, nous verrons tout d’abord la tension dramatique forte qui se dégage de ce récit minutieux. Puis nous étudierons la force tragique du récit.

I.     Un récit minutieux qui crée une tension dramatique forte

1.    Ralentissement du rythme du récit

Tout d’abord, nous avons l’impression que toutes les secondes sont détaillées. Le narrateur reconstitue minutieusement les moindres faits et gestes des deux protagonistes. Cela est mis en évidence avec les phrases courtes : « L'Arabe n'a pas bougé » (ligne 4-5), « J'ai attendu » (ligne 7). Ce sont des phrases précises qui décrivent les actions du narrateur.
A l’intérieur de cette reconstitution, le ralentissement est encore plus marqué avec l’allitération en -l « une longue lame étincelante » (ligne 22-23) qui souligne un ralentissement et avec « Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver » (ligne 37-38).
Cela est lié au fait que le narrateur ne se contente pas de raconter ce qu’il se passe. En plus des passages narratifs, on a des passages, entre chaque étape, dans lesquels il analyse la situation. Ces passages explicatifs rythment l’action et participent à ce ralentissement de l’action : « C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau » (ligne 10 à 13).

2.    Le récit qui répond à un besoin d’explications du narrateur 

Le récit correspond à un besoin du narrateur de comprendre la cause de ses gestes.
Les connecteurs de temps permettent d’établir une chronologie précise des faits « alors » (ligne 12-33-44), « Au même instant » (ligne 23). Mais on a aussi des marqueurs qui marquent l’opposition « Mais toute une plage vibrante » (ligne 2), « Mais j'ai fait un pas » (ligne 18). Ce deuxième « mais » (ligne 18) indique une contraction dans le mouvement de la personne : entre ce qu’il fait et ce qu’il sait qu’il devrait faire.
D’autres connecteurs mettent en évidence les lien-conséquences entre ces actions et sa conscience et servent à résoudre la contradiction : « Peut-être à cause des ombres sur son visage » (ligne 6-7), « A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter » (ligne 14).
Le narrateur essaye de comprendre l’action.

3.    Les connecteurs permettent de distinguer « 4 étapes »

La première étape qui va du début à « Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant » (ligne 19-20)  rapporte la rencontre de Meursault  qui a encore le choix d’avancer-reculer.
S’ensuit la provocation de l’arabe au moment où il sort le couteau. Cette deuxième étape qui va de  « Et cette fois » (ligne 20) à  « fouillait mes yeux douloureux » (ligne 32-33).
Puis la troisième étape avec « C'est alors que tout a vacillé » (ligne 33) jusqu’à « une plage où j'avais été heureux » (ligne 45). Il s’agit de l’instant fatal, c’est-à-dire le moment du premier tir de Meursault.
La quatrième étape et la conclusion vont de « Alors, j’ai tiré encore » (ligne 46-47) jusqu’à la fin. Après la suite de l’action, nous avons la conclusion du passage.
Un récit a pour but de créer une forte tension dramatique avec le rythme de la narration et la progression qui conduit inexorablement au crime.
Même si la reconstitution est précise  et extrêmement minutieuse et que le narrateur cherche une causalité de son geste, le crime ne saurait s’expliquer par un discours rationnel car le crime manifeste la présence tragique dans le monde.

II.  Un récit tragique

1.    Un récit qui met en évidence le conflit entre l’action et la raison : raison < sensation : action

Ce que la raison dicte au personnage sont différents de ses actions qui sont guidées par les sensations.
Dès les 3 premières phrases, on voit la défaite de la raison. Le « J'ai pensé » (ligne 1) exprime l’activité de l’intellect et une opposition avec « mais » (ligne 2) ses sensations. Finalement l’action suit le chemin de ses sensations : « J'ai fait quelques pas vers la source » (ligne 4).
On retrouve ce mêmes mouvements un peu plus tard dans le texte avec le discours de sa raison « Je savais que c'était stupide » et son action « Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant » (ligne 19-20). Cela relève du malaise physique.
Dans le dernier passage, les choses changent « J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour » (ligne 42-43), « Alors, j'ai tiré encore quatre fois » (ligne 45-46). La raison l’emporte mais il comprend que trop tard, alors il se laisse aller à la fatalité. En effet son action n’est pas réversible, il va au bout de son acte absurde.
La défaite de la raison est achevée par « je frappais sur la porte du malheur » (ligne 48)  qui clôt le chapitre.

2.    La proéminence/ le rôle des sensations

On voit bien que les sensations du personnage sont perturbées par la chaleur produite par le soleil : le lexique se rapporte à ce thème est particulièrement développe : « La brûlure du soleil » (ligne 8) « La lumière a giclé » (ligne 21), « brûlante» (ligne 31-32).
Les sensations troublées sont, tout d’abord, la vue : « Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire » (ligne 6-7) la tournure « avait l’air » indique que ne narrateur interprète le rire de son adversaire comme une provocation ; « Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel » (ligne 26 à 28), la métaphore du rideau qui souligne l’aveuglement.
Dans  la phrase : « Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux » (ligne 31-33), on a une montée de la violence, la lumière est comme une lame qui lui crèverait les yeux : l’aveuglement est provoqué par une arme. Derrière cette image qui évoque l’aveugle, on peut voir l’apparition du personnage célèbre de la tragédie, Œdipe, qui se crèva les yeux lui-même pour se châtier.
Les autres sensations troublées sont aussi la sensation tactile. Il éprouve une brûlure : « un souffle épais et ardent » (ligne 34) douleur provoqué par un contact entre la lumière et sa peau.
L’ouïe est aussi perturbée. Cela est mis en évidence à travers la métaphore « les cymbales du soleil » (ligne 31) qui représente, de façon imagée, la douleur du personnage qui a l’impression d’entendre une musique violente.

Il trouve un répit dans la douleur, ce qui lui permet d’apaiser sa souffrance. La phrase « La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse » (ligne 38-39), nous avons une sensation tactile qui est agréable au moment où il touche le ventre poli de la crosse : cela évoque la douceur. Le crime semble, il produit pour mettre fin à cette douleur physique insoutenable. 

3.    Un personnage qui se sent confronter à une force surnaturelle qui le dépasse.

Le choix de la focalisation interne permet d’adhérer au plus près de la conscience du personnage et à la manière dont il vit la scène. Cette scène est vue comme une confrontation à des forces qui le dépassent. Dès les premières lignes « Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi » (ligne 2-3) nous avons une personnification de la plage qui indique que le personnage est suivit et menacé par la nature qui l’environne. Il accuse le soleil qui serait responsable « C'était le même soleil » (ligne 10). Ces puissances ont tous les pouvoirs : « je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas » (ligne 17-18).
Des lignes 21 à 23 « La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front », le soleil est une sorte de magicien-sorcier dont la puissance transforme le couteau en une arme extrêmement menaçante comme une épée fantastique. L’allitération en –l « une longue lame étincelante » souligne l’allongement fantastique de l’arme qui menace Meursault.
            Lors du basculement « C'est alors que tout a vacillé » (ligne 33), nous avons la métamorphose d’un autre élément : la mer qui semble se coaliser avec le soleil « La mer a charrié un souffle épis et ardent » (ligne 34) pour le pousser au crime
Enfin, on a le couronnement de cette métamorphose fantastique avec une allusion à l’apocalypse « Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu » (ligne 35-36).

Le personnage se sent la victime, l’instrument d’une coalition qui lui fait perdre le monde réel et qui le conduit au crime. Cela se ramène au tragique.

4.    L’engrenage fatal/ tragique

Dès le début, le personnage est pris dans un engrange et soi qu’il advienne, la fin sera fatale pour lui.
Cela se manifeste dans la première phrase : le narrateur évoque une issue possible « je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini » (ligne 1-2) mais la seconde phrase indique immédiatement que cette issue va se refermer puisqu’elle n’est pas choisie par le personnage.
Il y a une certaine part de liberté accordée au personnage mais cette liberté ne sera pas utilisée par le personnage et une fin tragique va l’attendre.

Cette allusion à la mort de sa mère « C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman » (ligne 10-11) nous ramène au thème de la mort et à une issue funeste.
A la fin du passage « J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux » (ligne 42 à 45), le bonheur est relégué dans un passé qui est désormais inaccessible avec la proposition plus-que-parfait et avec « j’avais détruit »
Le chapitre se clôt par le mot « malheur » (ligne 48) : son crime est donc un malheur irréversible.

Conclusion : C’est un passage clef du roman qui tire sa force de la minutie d’un récit qui parvient à créer une tension dramatique intense. On peut retenir aussi qu’il rompe avec la sobriété stylistique qui domine l’œuvre, pour souligner le caractère tragique de la scène. C’est un passage important car c’est le moment où Meursault arrête d’être un personnage morne et qu’il devient véritablement un héros de l’absurde, victime non pas des dieux mais d’une sorte de divorce avec le monde. Finalement à lui seul ce passage constitue une sorte d’allégorie de la condition humaine telle que Camus la perçoit.