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Camus, L’Etranger, Incipit, 1942
Camus est un écrivain né en 1913 en Algérie et mort
accidentellement en 1960. Son nom est associé à la pensée absurde à laquelle il
a consacré une trilogie dont un roman, l’Etranger (1942), un essai, Le
Mythe de Sisyphe (1942) et une pièce de théâtre, Caligula (1944).
L’Etranger est donc le premier volet de la trilogie est un roman court qui se situe
avant la 2nde Guerre Mondiale et qui est centré sur le personnage
Meursault. Nous étudierons l’incipit de ce roman (qui vient du latin : incipit qui veut dire « il
commence »), c’est-à-dire les premières lignes du roman. En
quoi cet incipit remet-il en cause les conventions romanesques ? (En quoi
cet incipit répond-il aux attentes du lecteur ?) Pour répondre
à cette question, les éléments conventionnels qui s’inscrivent dans la
convention romanesque, puis nous verrons les éléments déstabilisants qui mettent
en avant le refus de l’illusion réaliste.
I. Les éléments conventionnels
1.
Le cadre spatial temporel précis et réaliste
a. Le cadre spatial
Le cadre spatial est précis/réaliste : nous pouvons le situer dans
l’espace précisément : avec la référence à deux villes existantes « L’asile de vieillards est à Marengo, à
quatre-vingts kilomètres d’Alger » (ligne 7-8), « au restaurant, chez Céleste »
(ligne 27-28).
b. Le cadre temporel
Le cadre temporel est également précis grâce à beaucoup
d’indications : « Aujourd’hui »
(ligne1), « hier » (ligne
2, ligne 6), « demain »
(ligne 4), « à deux heures »
(ligne 9 et 26), « après-midi »
(ligne 10), « demain soir »
(ligne 11), « après demain »
(ligne 20), « après l’enterrement »
(ligne 22-23). Nous avons des repères spatiotemporels ponctuels qui permettent
de situer l’action dans une chronologie précis. L’époque qui se dégage est
contemporaine de celle de l’écriture : « le télégramme » (ligne 3), « l’autobus » (ligne 9-26). Le récit
commence le matin, ce qui s’inscrit dans la tradition romanesque.
2. Le
personnage
Nous avons des informations sur le personnage qui correspondent aux
attentes : sa mère est décédée « Mère
décédée » (ligne 3), il a un travail, c’est un salarié et est donc
plutôt modeste « patron »
(ligne 12), il n’a pas un poste de responsabilité car il doit demander
l’autorisation au patron pour aller à l’entrainement, « J’ai demandé deux jours de congé »
(ligne 11-12).
Nous pouvons en déduire que s’il a l’habitude d’aller
manger au restaurant de ses amis « au
restaurant, chez Céleste » (ligne 27-28), s’il doit emprunter une
cravate à un ami « pour lui
emprunter une cravate noire et un brassard » (ligne 33-34), c’est
qu’il n’est probablement pas marié et célibataire. Il a également des
amis : « Céleste »
(ligne 28-29), « Emmanuel »
(ligne 33).
Nous avons donc des informations qui caractérise le
personnage et qui le mette en cohérence avec le cadre spatiotemporel. Il
s’écrit naturellement dans ce cadre.
3. La mise en
place d’une intrigue
Il y a une action pathétique qui se met en place dès
la 1ère ligne « Aujourd’hui
maman est morte » il s’agit d’un événement important qui va en
entraîner d’autres : le personnage doit faire un voyage, certes court mais
il prend l’autobus, il va chercher une cravate. On est alors dans un incipit in
medias res (au milieu des choses) : les romanciers naturalistes, tel
que Zola, utilisent souvent cela pour plonger tout de suite le lecteur au cœur
d’une action qui va l’intéresser.
Cet incipit répond donc aux questions que se pose le
lecteur à savoir qui, quand, où, quoi.
II. Les éléments déroutants
1. Le style.
L’incipit est monotone. Il y a beaucoup de phrases
courtes notamment de la ligne 1 à 5 avec le télégramme « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » (ligne
3-4). C’est le degré zéro de l’écriture car elle est très sobre.
Il y a peu de connecteurs logiques, peu de phrases
avec des subordonnées, peu de tournures expressives. L’écriture est plate, très
minimale. Le style n’est pas littéraire car nous n’avons pas le fond et la
forme comme habituellement mais uniquement la forme. L’absence de passé simple
remplacé par le passé composé est bizarre car il s’agit plutôt un temps de
l’oral.
2. Narration
Le récit est mené en focalisation interne et nous
sommes est en narration homodiégétique (le narrateur correspond au personnage).
Cependant, l’auteur, Camus, puisque nous ne sommes pas dans une
autobiographie n’est ni Meursault ni le narrateur. Cela existe dans le roman
traditionnel également mais les effets que Camus tire de cette narration
homodiégétique ne sont pas conventionnels.
Si on compare les deux premiers paragraphes aux deux
suivants, on se rend compte qu’il y a une variation au niveau des temps et une
rupture.
Dans paragraphe 1, le récit est fait au moment même de
l’action : « Aujourd’hui »
et dans deuxième paragraphe, le récit au futur : « Je prendrai l’autobus à deux heures » (ligne 9) malgré
l’analepse où il évoque sa réunion avec le patron. La narration est
quasi-simultanée à l’action et se situe un jeudi avant deux heures. Ce récit
s’apparente à/est écrit comme un journal intime. C’est un élément d’étrangeté car
c’est un roman.
Aux paragraphes 3 et 4 : le futur va disparaitre,
on a une domination du passé composé. Le récit semble être écrit
postérieurement au voyage. C’est un récit de type rétrospectif.
La rupture nous oblige à nous demande, quand faut-il
situer le moment du récit par rapport à l’action. Des indices laissent à penser
que tout est écrit après le meurtre pendant que Meursault est en prison, mais
si on reprend le début du chapitre 3, nous retrouvons le « Aujourd’hui » qui laisse à penser
que la narration est quasi-simultanée à l’action.
Il y a un certain flou sur le moment de la narration.
Soit la fin du chapitre 1 est postérieure au crime, mais cette hypothèse est
contredite par le retour d’une narration quasi contemporaine de l’action
(simultanée) à partir du chapitre 3, soit il raconte l’histoire au fur et à
mesure. On ne sait pas situer le moment de la narration.
3. Le
personnage
a. Un personnage qui fait preuve d’une étrange
indifférence.
Au paragraphe 1, Meursault fait le constat de la mort
de sa mère avec le terme affectif « maman »,
le lecteur s’attend à un registre pathétique et à l’introduction d’un lexique
affectif. Cependant, il n’y a pas d’évocation de ses sentiments. L’affectivité
du personnage est comme anesthésiée. Il n’y a pas de pathos malgré l’événement
pathétique annoncé.
Dans un premier temps, on a tendance à se dire qu’il
est sous le choc, qu’il réagit de manière automatique. C’est une explication
possible mais cela n’empêche pas qu’il n’y a pas que l’indifférence à la mère
qui est déroutante Le personnage semble intrigué mais cela n’est pas
relié à un moment affectif. En effet, sa réflexion se centre sur la date.
Son ton reste la même et il est froid.
L’affectivité apparait seulement chez Céleste quand
ses amis lui font part de leur compassion. Mais Meursault n’en profite pas pour
faire part de ses sentiments. Dans la phrase « Ils avaient tous pour moi », le mot « pour » semble
avoir pour sens à la fois « pour le
destinataire » et « à la
place du destinataire ». La peine qu’il devrait ressentir, est
éprouvée par ses amis. Les expressions cyniques/inhumaines montrent son
indifférence, il n’y a pas d’enjeu affectif : (« une excuse pareille » (ligne13), « affaire classée » (ligne 24).
b. Un personnage marqué par ses sensations.
Si le personnage semble dénué de sentiments, il est
marqué par ses sensations. Le paragraphe 4 comporte une phrase plus longue en
rythme ternaire qui rompt avec la syntaxe minimale : « Cette hâte, cette course, c’est à cause de
tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la
réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi » (ligne
37-40). Il y a plusieurs sensations mélangées « une odeur d’essence » ce qui stimule l’odorat, « la réverbération de la route et du ciel »
ce qui stimule la vue et les « secousses »
qui stimulent le touché.
Le mélange des sensations perturbe le personnage car ce sont des sensations
agressives or les sensations nous mettent en relation avec le monde extérieur.
Le personnage se sent agressé par le monde extérieur.
c. Le sentiment de
culpabilité.
Le sentiment de culpabilité n’apparait qu’en filigrane
(arrière-plan) : « une excuse
pareille » (ligne 13), « ce n’est pas ma faute » (ligne 15),
« Je n’avais pas à m’excuser »
(ligne 18). De manière indirecte, et par le fait qu’il cherche à se disculper,
ce qui est toutefois étrange, il montre qu’il ressent un sentiment de
culpabilité au fond de lui.
d. Un personnage qui ne communique pas.
Meursault ne communique pas mais cela ne fait pas de
lui un personnage marginal. Le télégramme est quelque chose de court et concis,
pour donner un message clair et simple, mais selon Meursault, il n’a aucun sens
« cela ne veut rien dire » (ligne 5).
De plus, entre le patron et Meursault la communication
semble difficile. Le seule parole au discours direct est un propos
décalé : « ce n’est pas ma
faute » (ligne 15) montre que la communication est décalée. Chez
Céleste, il ne répond pas aux propos de compassion de ses amis. Quand le soldat
lui pose une question, il lui répond un « oui » laconique (ligne 44) pour ne plus avoir à lui parler. La
concession qu’il fait à la parole lui permet ensuite de se taire
définitivement.
Dans l’incipit, le discours est donc très limité.
D’emblée, Meursault nous apparait comme un personnage
étrange et étranger au monde et aux autre Hommes qui l’entourent. Il n’intègre
pas les codes sociaux et ne communique pas. Il ressent le monde comme agressif.
Conclusion : L’incipit du roman semble
très étrange. Certes, le narrateur nous présente une intrigue dès le début avec
un personnage principal Meursault dans un cadre spatiotemporel très précis. Ce
sont des éléments conventionnels de la tradition romanesque. Mais cet incipit
est également déroutant. En effet, le lecteur peine à comprendre le personnage
avec un degré zéro de l’écriture. Cela est accentué par l’indifférence
étonnante face aux évènements importants qui le touchent, par son manque de
sentiments et par l’anormalité de la chronologie de la narration. Cela fait de
lui un personnage coupé du monde et ancré dans un incipit qui remet en cause
les conventions romanesques.