Lecture analytique du chapitre 4 de La soirée à l'opéra « Ils étaient à l’Opéra… » à « le rouge des fauteuils. » de La Peste de Camus


Introduction

Dans la quatrième partie de La Peste, le narrateur s’attache à décrire l’apogée de l’épidémie & la fatigue des personnages principaux après des mois de lutte contre la maladie. Il évoque plus particulièrement une scène qu’il a lue dans les carnets de Tarrou. Celui-ci relate une soirée qu’il a passée à l’opéra avec Cottard : depuis des mois, l’œuvre de Gluck, Orphée & Eurydice, résonne dans la salle municipale, mais ce soir-là, la représentation va s’interrompre de manière inattendue. Les 3 paragraphes de l’extrait traduisent une dramatisation qui éclate avec la mort du chanteur sur scène, & offrent différents niveaux de lecture. Après avoir montré que cette soirée à l’opéra constitue un moment d’oubli pour les Oranais, nous verrons comment la peste fait irruption sur scène en envahissant l’espace théâtral, puis que le récit de cette mort constitue une mise en abyme, à laquelle le lecteur peut donner plusieurs sens symboliques.


I. Une soirée à l’opéra

1. Passer la soirée à l’opéra est un loisir privilégié pour les Oranais

La salle du théâtre municipal accueille l’opéra de Gluck dont le succès ne se dément pas : « faisait toujours de grosses recettes ». Dépenser de l’argent « aux places les plus chères » pour assister à un spectacle continue donc à avoir du sens pour une partie de la population, qui semble pouvoir trouver un lieu d’oubli de la maladie. En effet, le public semble mettre un point d’honneur à perpétuer un comportement policé, tant dans les tenues vestimentaires que dans le comportement : « un parterre gonflé à craquer par les plus élégants de nos concitoyens », « avec précision », « avec grâce », « une conversation de bon ton ».
La fin de l’extrait qui signale le « luxe » présent par les « éventails » & la « dentelle » va également dans ce sens. La phrase « les hommes reprenaient l’assurance qui leur manquait quelques heures auparavant, parmi les rues noires de la peste » souligne parfaitement la dimension apparemment protectrice du lieu. La formule frappée, à la manière d’une maxime, clôt le 1er paragraphe : « l’habit chassait la peste » & souligne la volonté d’échapper à ce qui règne par ailleurs.

2. Tarrou pose un regard ironique sur les Oranais & sur leur comportement très théâtral

Le spectacle semble être autant dans la salle que sur scène, les Oranais étant présentés par Tarrou comme de véritables acteurs. La dimension visuelle est en effet marquant : « ceux qui arrivaient s’appliquaient visiblement à ne pas manquer leur entrée », « sous la lumière éblouissante de l’avant-rideau, […], les silhouettes se détachaient avec précision », tout comme la gestuelle, soulignée par la succession des verbes : « passaient d’un rang à l’autre, s’inclinaient avec grâce ». Ces indications ressemblent à une forme de répétition avant le spectacle en lui-même, « pendant que les musiciens accordaient discrètement leurs instruments », les Oranais deviennent des pantins. Le regard distancié de Tarrou s’entend  encore plus particulièrement dans le paragraphe suivant, évoquant les réactions du public face à un spectacle qui devrait être perçu comme inhabituel : « avec facilité », « avec grâce », « c’est à peine si on remarqua qu’Orphée introduisait […] des tremblements qui n’y figuraient pas » & surtout « certains gestes saccadés […] apparurent aux plus avisés comme un effet de stylisation qui ajoutait encore à l’interprétation du chanteur ». Le pronom indéfini « on » & le superlatif « aux plus avisés » traduisent la méconnaissance de l’art lyrique : l’événement réel coexiste pour le moment encore avec son interprétation. 

3. Le récit de cette soirée est construit comme un passage autonome

Dans le roman, ce passage semble avoir une autonomie particulière. Le 1er paragraphe sert d’introduction, en plantant les divers éléments du décor spatio-temporel. Le 2ème  introduit les 1ers signes, légers, de la maladie & de l’anormal dans l’interprétation du chanteur, dans les 2 premiers actes. Le véritable élément perturbateur apparaît au début du 3ème paragraphe, correspondant au récit du 3ème acte : « il fallut », « une certaine surprise ». La mort de l’interprète intervient subitement : « comme si » (2 occurrences), « il choisit ce moment ». Elle entraîne d’abord un silence & une maîtrise : « l’orchestre se tut », « lentement », « en silence », « les hommes guidant leurs compagnes par le coude & leur évitant le heurt des strapontins », ensuite un mouvement de panique : « le mouvement se précipita », « le chuchotement devint exclamation », « pour finir par s’y bousculer en criant ». La dramatisation se joue également  à ce niveau, dans ce crescendo. On voit ainsi une soirée habituelle à l’Opéra, traduite par l’emploi de l’imparfait dans le 1er paragraphe, prendre des accents précipités avec l’introduction du passé simple dans le 2ème paragraphe pour décrire la prestation du chanteur, puis le mouvement de la foule dans le 3ème paragraphe.

II. La mort sur scène

1. La description du jeu d’acteur d’Orphée est également celle des différents symptômes de la peste

Les 1ers signes du déchaînement de la maladie se confondent avec l’interprétation lyrique : « Orphée se plaignit », « des tremblements », « un léger excès de pathétique », « gestes saccadés ». Ces manifestations apparaissent dans les 2 premiers actes. Le narrateur peut, a posteriori, les relire : « c’est à peine si on remarqua », « qui n’y figuraient pas », « qui lui échappèrent », mais sur le moment le public est loin de se douter qu’il assiste à l’agonie du chanteur, & non à la déclamation d’Orphée. L’assaut final de la peste est traduit dans le 3ème paragraphe : « avancer vers la rampe d’une façon grotesque, bras & jambes écartés » (ces termes sont également employés dans la description de l’agonie de l’enfant Othon), « pour s’écrouler », « de terrible façon ». Le corps de l’acteur a cédé sous la violence de la maladie, en une progression suivant imperceptiblement d’abord celle de l’interprétation, avant de briser toutefois l’illusion théâtrale.

2. La mort du chanteur en pleine représentation correspond à une irruption de la peste sur scène

Le 3ème paragraphe signale une forme de rupture du « quatrième mur » : « comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouvement du public », « comme si la rumeur venue du parterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait ». L’influence habituelle exerçant des acteurs vers le public, notamment en termes d’émotion, paraît ici inversée.
Le chanteur semble d’ailleurs sortir de l’espace scénique au sens propre comme figuré : « avancer vers la rampe d’une façon grotesque ». C’est surtout le costume & les décors qui vont apparaître dans toute leur facticité : « bras & jambes écartés dans son costume à l’antique », « bergeries du décor qui n’avaient jamais cessé d’être anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, & de terrible façon. ».
La convention théâtrale reposant sur l’acceptation de l’illusion est ici brisée, & d’ailleurs le public quitte la salle : « les gens du parterre se levèrent & commencèrent lentement à évacuer la salle ». L’espace préservé que semblait être la salle de théâtre au début de l’extrait se révèle également  perméable à la peste. Le chanteur n’est plus qu’ « un histrion désarticulé ».

3. Alors que les Oranais tentent de trouver un moment de distraction à l’opéra, ils sont rattrapés par la réalité de l’épidémie

La mort du chanteur sur scène entraîne 2 temps dans la réaction du public : d’abord maîtrisée : « commencèrent lentement à évacuer la salle », « en silence », « les hommes guidant leurs compagnes par le coude & leur évitant le heurt des strapontins ». Deux comparaisons sont données, qui pointent l’habitude qu’ont les Oranais de côtoyer la mort : « comme on sort d’une église, le service fini, ou d’une chambre mortuaire après une visite ». L’univers de la salle d’Opéra est envahi par les préoccupations quotidiennes, ramené à la banalité ambiante. Ensuite, la panique se traduit dans les mouvements & le bruit : « se précipita », « la foule afflua », « s’y pressa », « s’y bousculer », « le chuchotement devint exclamation », « en criant », mais également  dans l’état de la salle, sorte de champ de bataille abandonné : « éventails oubliés » & « dentelles traînant sur le rouge des fauteuils ». La surprise constituée par le fait que la peste les débusque jusque dans cet endroit dans lequel ils se croyaient protégés se traduit par cette cohue précipitée. 

III. Une mise en abyme symbolique

1. L’opéra représenté évoque l’histoire d’Orphée & d’Eurydice

Eurydice, la femme d’Orphée, est morte & Orphée décide de descendre aux Enfers pour la rechercher. Il obtient la permission d’aller la chercher à la condition de ne pas tenter de la regarder avant qu’ils soient remontés en plein jour. Orphée ne peut résister & se retourne, condamnant Eurydice à demeurer aux Enfers éternellement. L’opéra de Gluck reprend donc le thème de la séparation des amants, que vivent les Oranais depuis la fermeture des portes de la ville. La scène est ainsi un miroir de la scène, à l’image de ce que vivent plusieurs couples, évoqués comme les « séparés » ou les « exilés » dans le roman. La dimension lyrique & pathétique, traduite par « plaintes mélodieuses », « appels impuissants », « Orphée se plaignit », « son malheur », « pathétique », « ses pleurs », rejoint les douleurs diverses éprouvées par la population. Cet opéra est joué par une troupe qui s’est retrouvée « bloquée par la maladie », & qui se trouve « contrainte […] de rejouer son spectacle une fois par semaine ». La modalité de la répétition est également caractéristique du quotidien des Oranais depuis le début de l’épidémie : « depuis des mois, chaque vendredi ». La mise en abyme de la peste & de ses conséquences est ainsi prégnante. 

2. Le chanteur meurt au moment où Eurydice échappe à Orphée

Orphée était un poète savant manier particulièrement les mots & la musique, pour charmer les Dieux par exemple : « demandait […] au maître des Enfers, de se laisser toucher par ses pleurs ». Dans le mythe, Orphée revient dans le monde des hommes sans Eurydice, morte 2 fois. Il survit ainsi à sa femme, inconsolé, & chante son désespoir & sa peine. La peste, qui cause la mort du chanteur, & donc d’Orphée, modifie le cours du mythe : il n’est plus de voix, plus de chant possible pour exprimer la douleur. Le saccage est absolu, la mort règne en maître. Orphée est normalement un intermédiaire entre les Dieux & les hommes : il leur ouvre les portes d’un monde insoupçonné & sait charmer les êtres & les choses. Ici, il ne peut rien contre le mal. La peste rend ainsi tout vain & inutile : le monde protégé que semblait être la salle de spectacle, qui affirme la suprématie de la création artistique, est aussi  détruit, pour ne plus laisser que « des images de ce que semblait être leur vie d’alors : la peste sur la scène ». La lecture de ce passage s’effectue ainsi à plusieurs niveaux.

c. La représentation saccagée offre une image de l’absurdité de la condition humaine.

L’opéra de Gluck porte une vision tragique : la mort sépare les amants (« le moment où Eurydice échappait à son amant »). L’homme est donc condamné à voir détruit ce à quoi il tient & qui peut le rendre heureux. Tout semble vain : l’homme doit accepter sa condition mortelle, & rien n’est assez fort, ni l’art, ni les mythes, pour le protéger & l’aider à  affronter le mal absolu que constitue la peste. Le théâtre n’est qu’un lieu d’apparences sociales : l’habit n’est pas suffisant pour chasser la peste… Il ouvre finalement véritablement les yeux des hommes, en agissant comme un révélateur & en les obligeant à se voir tels qu’ils sont. L’acteur n’est ainsi plus qu’un « histrion désarticulé », « tout un luxe devenu inutile ». Cet opéra, & les conditions dans lesquelles s’effectue la représentation ce soir-là, offrent un miroir démultiplié aux spectateurs.

Conclusion

S’ils se rendent à l’opéra pour oublier leurs malheurs depuis qu’ils vivent sous le règne de la peste, les Oranais vont y entendre, ce soir-là, l’écho de leurs plaintes de séparés & y voir la mise en scène des souffrances qui leur sont devenues habituelles. La mort du chanteur en pleine représentation fait de la peste un acteur à part entière, capable de briser les conventions théâtrales & d’imposer sa toute-puissance en fauchant Orphée avant la fin du mythe. La mise en abyme des éléments quotidiens est ainsi doublée d’une relecture de l’histoire d’Orphée & d’Eurydice, suggérant au lecteur la tragédie absolue de la condition humaine.

Bonus : 

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