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Jean-Claude Carrière est un metteur en scène, scénariste,
écrivain contemporain, né en 1931. En 1992, il publie La Controverse De
Valladolid, œuvre adaptée au cinéma en 1993. Il s’agit d’un roman
historique, inspiré d’une controverse qui eut lieu en Espagne, à Valladolid,
sur deux périodes d’un mois en 1550 et 1551, à l’initiative de Charles Quint.
Dans son roman, Jean-Claude
Carrière met en scène les principaux protagonistes du débat historique, à
savoir le théologien Sépulvéda et le Dominicain Las Casas mais il change la
question centrale : le débat historique portait sur la manière
d’évangéliser les Amérindiens, Jean-Claude Carrière imagine un débat portant
sur leur nature même : sont-ils des hommes à part entiers ou des êtres
inférieurs ? Le passage étudié, tiré du chapitre 7 aborde explicitement
cette question. En
quoi cet extrait révèle-t-il deux conceptions radicalement différentes du
rapport à l’Autre ? Nous verrons tout d’abord en quoi l’argumentation
de Sépulvéda et celle de Las Casas s’opposent. Puis nous montrerons que le
passage n’oppose pas seulement deux doctrines différentes mais également deux
tempéraments.
I. Étude de l’argumentation
1. Les thèses
Les thèses en question sont exprimées. Celle de Sépulvéda
est explicite : « les habitants du nouveau Monde sont des esclaves par
nature », ligne 1-2. Celle de Las Casas est implicite mais par
opposition sa thèse est : les Amérindiens sont des Hommes à part entiers.
2. Arguments et exemples
a. Sépulvéda
L’argumentation de Sépulvéda est marquée par un
regard extérieur, un regard ethnocentrique, qui base ses arguments par rapport
à sa propre culture.
En effet, il critique l’intelligence des Amérindiens, ils
sont pour lui incultes et sauvages, ligne 7 à 9 : « incapable de
toute initiative, de toute invention », « habiles à copier les gestes et
les attitudes des Espagnols, leurs supérieurs ».
Il les accuse d’un retard technologique, mise en évident
avec une énumération à ligne 42 : « Ils ignorent
l’usage du métal, des armes à feu et de la roue ».
Il les compare à des animaux avec une comparaison ligne
43 : « Ils
portent leurs fardeaux sur le dos, comme des bêtes, pendant de long parcours ».
Il prend les valeurs de l’adversaire et se moque de la
religion des Amérindiens avec des termes subjectifs, ligne 45 : « Ils se peignent
grossièrement le corps et adorent des idoles affreuses ». A la ligne
46, il se sert d’un argument d’autorité « à Dieu » entouré
de deux adjectifs au superlatif de supériorité « la marque la plus
haïssable, et la plus offensante ».
Il fait une reprise de sa thèse avec une comparaison à ligne
50 : « J’ajoute
qu’on les décrit stupides comme nos enfants ou nos idiots ».
Puis il prend un plan moral avec des arguments de valeurs,
ligne 51 à 53 : « Ils changent très
fréquemment de femmes, ce qui est un signe très vrai de sauvagerie. Ils
ignorent de toute évidence la noblesse et l’élévation du beau sacrement du
mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre ». Les adverbes et la
tournure « de
toute évidence » modalisent ses propos pour marquer la certitude.
Finalement il conclut par une critique de leur système
économique qui est incohérente avec un argument d’expérience qu’il n’a pourtant
pas vécu « Par
exemple, ils échangeaient contre de l’or le verre cassé des barils » aux
lignes 54 à 56.
b. Las Casas
L’argumentation de Las Casas est marquée par un regard
relativiste, c’est-à-dire qu’il prend du recul par rapport à son vécu et qu’il
essaie de comprendre les cultures et relations par rapport au lieu où la
personne vit. b. Las Casas
De la ligne 14 à 16, il critique l’argument de Sépulvéda
comme étant obsolète avec l’énumération : « De tout temps les
envahisseurs, pour se justifier de leur mainmise, ont déclaré les peuples
conquis indolents, dépourvu, mais très capables d’imiter ! » et
avec l’argument d’autorité « César
racontait la même chose des Gaulois qu’il asservissait ! ».
Las Casas souligne aussi l’ignorance des Européens qui ne
cherche pas à percevoir l’originalité de ces peuples et de leur mode de vie
avec la répétition du « nous », ligne 21 à 25 : « Et nous faisons de
même : nous ne voyons que ce qu’ils imitent de nous ! Le reste, nous
l’effaçons, nous le détruisons à jamais, pour dire ensuite : ça n’a pas
existé ».
Plus loin dans le texte, Il remarque que l’absence d’intérêt
pour l’or et l’argent renvoie à une absence de cupidité qui est une vertu, une
pureté chez le chrétien avec une subordonné de cause aux lignes 57-58 : « Parce qu’ils
n’adorent pas l’or et l’argent au point de leur sacrifier corps et âme, est-ce
une raison pour les traiter de bêtes ? N’est-ce pas plutôt le
contraire ? ». La question interro-négative attend un
acquiescement par défaut de l’adversaire.
De la ligne 61 à 64, les questions rhétoriques posées par le
dominicain soulignent la subjectivité des gouts et qu’il ne faut pas se baser
sur sa propre nourriture : « Et pourquoi
jugez-vous leur nourriture détestable ? Y avez-vous goûté ? N’est-ce
pas plutôt à eux de dire ce qui leur semble bon ou moins bon ? Parce
qu’une nourriture est différente de la nôtre, doit-on la trouver
répugnante ? ».
Il explique que l’intempérance des Amérindiens n’est pas
naturelle et qu’elle est provoquée par le comportement des Européens, ligne
69 : « Et nous avons tout
fait pour les y encourager ! ».
Il remarque que le retard sur le plan technique dépend des
moyens naturels, en effet les conditions naturelles expliquent ce que Sépulvéda
considère comme le retard technique, ligne 72 à 74 : « Vous dites qu’ils
portent leurs fardeaux sur le dos : Ignorez-vous que la nature ne leur a
donné aucun animal qui pût le faire à leur place ? ». L’argument
ad hominem souligne le défaut de connaissance de Sépulvéda.
De la ligne 74 à 75, Las Casas utilise à nouveau des
questions rhétoriques pour souligner une nouvelle la subjectivité des questions
esthétiques : « Quant à se peindre
grossièrement le corps qu’en savez-vous ? Que signifie le mot
« grossier » ? »
3. La progression de l’échange
La controverse avance de cette manière : tout d’abord
Sépulvéda lance une première attaque située à la ligne 6 à 12, tout de suite
contre-attaquée par Las Casas de la ligne 13 à 25, puis on a une reprise de la
première attaque de Sépulvéda, de la ligne 33 à 35 qui enchaine avec une
seconde attaque ligne 42 à 56 et finalement on a la deuxième contre-attaque de
Las Casas.
On remarque que c’est un échange serré où Las Casas reprend
les arguments de Sépulvéda dans l’ordre inverse. Sépulvéda a une stratégie
offensive alors que Las Casas utilise une stratégie défensive basée sur la
contre-attaque et la contestation.
Au début de l’échange, Sépulvéda semble prendre l’avantage,
il a la parole mais dans la deuxième partie (à partir de la ligne 56) le
rapport de forces va s’inverser : l’efficacité de Las Casas prend
l’avantage en démontant les arguments et en faisant preuve de réparties. Il prend des notes pour répondre point par point, il
adapte son discours à celui de son adversaire comme à la ligne 57 avec
l’apostrophe « Eh
bien ! ».
Sépulvéda hésite et est déstabilisé sans son dossier :
il cite deux exemples, ligne 65 : « Ils mangent des œufs
de fourmi, des tripes d’oiseau… », mais ils ne constituent pas une
bonne argumentation.
L’efficacité de Las Casas, solide, s’appuie sur une
connaissance réelle et non basée sur des lectures, en effet Las Casas a été
dans le Nouveau Monde et y a vécu.
Transition
On constate donc deux regards et deux argumentations,
différents qui s’opposent. Le discours de Sépulvéda, organisé, s’appuie sur une argumentation moins efficace pour défendre
son opinion. Malgré une moins bonne organisation, Las Casas défend son
point de vue de manière plus persuasif en s’appuyant sur des arguments plus
précis. Mais on remarque également la présence de deux tempéraments qui
s’opposent.
II. Les deux tempéraments qui s’expriment dans
cette argumentation
Sépulvéda est un intellectuel froid, rigide, rigoureux, avec
une voix plate alors que Las Casas est plutôt impulsive, émotif, souple
d’esprit et passionné.
1. Sépulvéda
Dans la manière dont il développe son argumentation, il sort
un dossier, ligne 5 : « il a préparé
tout un dossier » ou ligne 40-41 : « Sépulvéda prend une
liasse de feuillets et commence une lecture faite à voix plate, comme un compte
rendu précis, indiscutable », on remarque un travail de sonorité de la
part de l’auteur avec une allitération en « c », une consonne dure
(occlusive) qui donne à la phrase une coté assez sec : « commence »,
« lecture », « comme », « compte »,
« indiscutable ».
Son discours est néanmoins préparé, organisé structuré, par
exemple ligne 6 à 12, il prend un argument : « incapable de
toute initiative », puis il développe : « il leur
suffisait de regarder un autre l’accomplir » et enfin il
conclut : « est
le caractère même de l’âme esclave », il construit un raisonnement
déductif et cohérent.
Sépulvéda utilise au le pronom indéfini « on », ligne
7, il reprend des arguments qui ne sont pas les siens. Il s’adresse une seule
fois à Las Casas « vous »,
ligne 60 dans une phrase affirmative, il n’y a aucune implication aux lecteurs.
Sépulvéda veut donner à son discours une forme
d’objectivité, il parle d’une manière neutre.
2. Las Casas
Le Dominicain est un personnage passionné, cela se manifeste
dans l’énonciation. Des lignes 15 à 25 : « Mais on nous
chante une vieille chanson! César racontait la même chose des Gaulois qu'il
asservissait ! Nous ne pouvons pas retenir ici cet argument ! Et nous faisons
de même : nous ne voyons que ce qu’ils imitent de nous ! », il utilise
des phrases exclamatives, qui soulignent son indignation mais
également son ironie à ligne 66 : « Nous mangeons
des tripes de parc ! Et des escargots ! ».
Il sert également des phrases interrogatives souvent rhétoriques qui
contiennent aussi une grande part d’ironie sur le fait que Sépulvéda n’est pas
allé au Nouveau Monde : « Mais ne vous a-t-on
pas appris, d’un autre côté, qu’ils cultivent des fruits et des légumes qui
jusqu’ici nous étaient inconnus ? Vous dites qu’ils portent leurs fardeaux
sur le dos : Ignorez-vous que la nature ne leur a donné aucun animal qui pût le
faire à leur place ? Quant à se peindre grossièrement le corps, qu’en
savez-vous ? Que signifie le mot « grossier » ? ». Las Casas reprend les termes de son adversaire comme « grossier ».
Il utilise que les pronoms de 1ère et
2ème personne : « nous » ligne 13, « vous »
ligne 72. Son ton montre son implication : « s’écrit », ligne 13
et 57. Et on remarque l’emploi de gradation, ligne 24-25 : « l’effaçons, nous le détruisons à jamais, pour dire ensuite :
ça n’a pas existé ! »
Las Casas avec son tempérament veut marquer l’esprit du
destinataire.
3. L’effet produit par les deux tempéraments
différents
Tout d’abord, leur tempérament produit un effet sur le
Cardinal. Ce dernier est attentif aux arguments, il a une certaine neutralité,
comme le rôle d’un arbitre : par exemple, à la fin, il coupe le Dominicain
parce que chacun doit parler tour à tour.
Mais on remarque tout de même des désavantages pour
Sépulvéda dans les propos du Cardinal. Il a l’air séduit par les paroles du
Dominicain, ligne 76 à 78 : « Vous aurez de nouveau
la parole, aussi longtemps que vous voudrez. Rien ne sera laissé dans l’ombre
je vous l’assure », il porte un intérêt aux arguments apportés par Las
Casas plus que celui de Sépulvéda, ligne 26 à 28 : « semble attentif à
cette argumentation nouvelle, qui s’intéresse aux coutumes des peuples »,
un lexique mélioratif porter à Las Casas et plus neutre pour le théologien,
ligne 36 à 39: « Certains d’entre eux,
oui sans doute (…) quelles autres marques d’esclavage avez-vous relevées chez
eux »
Le lecteur est aussi passionné par Las Casas avec son
argumentation. Le lecteur contemporain est porté vers sa thèse mais il est
aussi touché car le Dominicain utilise la persuasion : sa thèse est
ouverte. Sa manière d’argumenter spontanément, indépendamment du contenu montre
un tempérament plus proche du lecteur.
Le narrateur joue aussi un rôle dans la controverse malgré
son peu d’intervention. Il joue le rôle des didascalies qui renseignent sur les
états d’esprit, les actions par exemple ligne 5 : « il en saisit
le premier feuillet ». Ils servent aussi à résumer des interventions,
ligne 28-29 : « Il fait remarquer qu’il s’agit là d’un terrain
de discussion des plus délicats (…) ».
Le narrateur semble être un témoin de la scène assez neutre,
mais en réalité avec le lexique, il oriente notre jugement et influence le
lecteur : il dévalorise Sépulvéda avec un lexique péjoratif, dévalorisant,
ligne 5 : « saisit »
qui montre une certaine agressivité du personnage ; avec Las Casas, il
utilise un lexique mélioratif pour évoquer son argumentation et l’implication
de Las Casas : « Il
se contente de prendre des quelques notes », ligne 48-49, montre
qu’il ne se laisse pas battre.
Conclusion
Dans le chapitre 7 de La Controverse de Valladolid,
deux argumentations et deux tempéraments s’opposent.
Celle de Sépulvéda qui a un regard froid, externe qui se
veut objectif mais sans l’être vraiment et avec une perspective ethnocentrique
d’un rapport à l’Autre.
Celle de Las Casas, plus intéressante et plus persuasive,
est compréhensive, bienveillante, chaleureuse et porteuse d’une vision
relativiste d’un rapport à l’Autre.
Déjà au XVIème siècle, Montaigne dans ses Essais,
soutient un point de vue assez identique : il avait su avoir un regard
ouvert.