Montaigne est un auteur humaniste du XVIe
siècle. Après des études en droit il s'installe dans son domaine de Montaigne
pour se consacrer à l'œuvre littéraire principale de sa vie : les Essais.
Les Essais de Montaigne sont une autobiographie, elle présente une suite
d'arguments et de réflexions sur différents thèmes : politiques,
philosophiques, sociales, et l'homme en général. Dans l’extrait du livre 1,
chapitre 31 « Des Cannibales » publié en 1595, l'auteur se pose la question du
sauvage et de l'homme civilisé, après avoir été en contact, lors d’une
cérémonie pour Charles IX, avec des Brésiliens qui avaient été ramenés par
Villegagnon. De là nous pouvons nous demander comment Montaigne parvient à
retourner les préjugés ethnocentriques dans le discours humaniste. Pour
répondre à cette question, nous allons étudier comment Montaigne parvient à
retourner le préjugé ethnocentrique puis nous verrons la portée humaniste du
texte.
I. Le retournement du préjugé ethnocentrique
1. les thèses
En choisissant ce titre, il fait semblant
d’adhérer à la thèse ethnocentrique, selon laquelle les peuples du Nouveau
Monde sont barbares et sauvages, pour mieux la renverser avec une phrase
négative, ligne 1 à 2 : « or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y
a rien de barbares et de sauvages en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté
», et la remettre en cause.
Ensuite, Montaigne soutient sa thèse tout
d'abord implicitement, Ligne 9 à 12 : « là où, à la vérité, ce sont ceux que
nous avons altérés par l'artifice, est détourné de l'ordre commun, que nous
devrions appeler plutôt sauvage ».
Puis explicitement, ligne 18 à 20 : « nous
avons tant rechargé la beauté et richesse de ces ouvrages par nos inventions,
que nous l'avons du tout étouffée ». Pour Montaigne, la culture a
corrompu la nature et ce sont les hommes cultivés c'est-à-dire les Européens
qui sont sauvages et qui ont détruit la Nature.
2. les procédés argumentatifs
a) le raisonnement par analogie
A la ligne 8, il utilise la comparaison dans
laquelle les termes comparés et comparants sont « les fruits sauvages »
et « les Amérindiens ».
Parallèlement va se développer une analogie
entre les fruits cultivés et sauvages qui désignent implicitement le rapport
d'opposition entre les Européens et les Amérindiens. Montaigne utilise donc un
raisonnement par analogie.
b) les antithèses
Pour fonder son raisonnement par analogie, il
utilise une série d'antithèses : « ils sont sauvages, de même que nous
appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a
produits », ligne 7 à 9.
Montaigne met également en place un lexique de
la culture : « ouvrage » « invention », ligne 19, « entreprise
», ligne 22, mais paradoxalement, il associe le fruit sauvage à ce
lexique : il montre que c'est une évolution normale des espèces, « les
fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire », ligne 8 à 9 et « En
ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles
vertus et propriétés » ligne 12, le fruit sauvage est caractérisé par une
accumulation d'adjectif mélioratif avec une altération en v.
On voit aussi un lexique de la sauvagerie mais
lui associer au fruit cultivé : « altérés par notre artifice, et
détournés de l’ordre commun », ligne 10, « notre goût corrompu »,
ligne 14
Finalement, Montaigne oppose le fruit sauvage
et les sauvages contre les hommes civilisés et le fruit cultivé. La culture
apporte quelque chose d'artificiel (contre naturel) qui engendre la régression
et la dégradation. Cette dégradation apparaît sur différents plans, car le
fruit cultivé est inférieur au fruit sauvage du fait qu’il est accessible à
tout le monde. Nous retrouvons donc une régression économique : « détournés
de l’ordre commun », ligne 10, « corrompu », ligne
14, une régression morale : « vive et vigoureuse », ligne
12, une régression esthétique, les hommes civilisés sont moins élégants :
« plus utiles et naturelles vertus et propriétés », ligne
12-13.
c) la polysémie du mot sauvage
Montaigne joue sur la polysémie du mot
« barbare » et « sauvage ».
Le mot « Barbare » désigne
celui qui ne parle pas la même langue dans le grec antique : il ne
possède pas de sens péjoratif ; ensuite, il va être connoté comme
étant quelqu’un qui appartient à une culture différente, à une civilisation
moins évoluée ; finalement, il va prendre le sens de quelqu’un de bestial,
agressif.
Le mot « Sauvage » (venant
de silva, ae, f = la forêt) désigne, à la base, quelqu’un qui habite la
forêt. Il s’agit donc soit de quelqu’un qui n’est pas apprivoisé, pas
domestiqué, soit de quelqu’un qui n’est pas cultivé, qui a un comportement
brutal, sans culture.
A la ligne 2, les mots « barbares
» et « sauvages » sont utilisés dans le sens de la thèse des adversaires
avec une connotation péjorative, les Amérindiens sont cruels sauvages voir
inhumain : « il n'y a rien de barbares et de sauvages en cette nation ».
Puis à la ligne 8, sauvage à une connotation neutre : « nous nous appelons
sauvages les fruits que nature (…) a produit ». Enfin, de la ligne 10 à 11,
on retrouve le premier sens de barbare, mais non pas appliqué aux Amérindiens,
mais aux fruits cultivés c'est-à-dire aux Européens : « détournés de l'ordre
commun, que nous devrions appeler plutôt sauvage ».
Montaigne cherche à montrer que les mots,
sauvage et barbare, ne sont pas adéquats à la situation mais aussi que si
barbare il y a, ce sont les Européens. Il retourne donc la thèse ethnocentrique
contre les Européens.
Transition : Ce
retournement s’inscrit néanmoins dans un discours humaniste
II. la portée humaniste du texte
Le texte est centré sur l’Homme : il juge
l’homme en se débarrassant de ses préjugés et en faisant preuve d’objectivité,
de décernement, d’ouverture d’esprit, de bon sens.
1. Un appelle à l’ouverture d’esprit et au rejet de
l’étroitesse des préjugées
De la ligne 1 à 6, Montaigne met en évidence
son rejet d’esprit, c’est-à-dire qu’il refuse l’ethnocentrisme : « l’exemple
et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes », ligne 5 à
6, « il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la
raison », ligne 4. La tournure restrictive, limitative « autre
mire que » met en évidence le rétrécissement du regard.
L’auteur dénonce de la ligne 6 à 7
l’ethnocentrisme avec des antiphrases où il reproduit les phrases de
l’adversaire : « Là est toujours la parfaite religion, la parfaite
police, parfait et accompli d’usage de toute chose » dans lesquelles
il utilise l’ironie et la répétition pour montrer l’étroitesse de l’esprit
orgueilleux des Européens qui n’ont aucune raison de l’être.
2. Le rôle de la nature
Le mouvement Humaniste est caractérisé par une
ouverture d’esprit : faire de la nature, le point de mire de l’humanité et
faire tout le parallèle avec le fruit naturel et le fruit cultivé symbolisant
la civilisation.
De plus, la nature est personnifiée, ligne 18,
« mère Nature », elle apparaît comme une divinité protectrice de l’Univers
tout entier : « grande », « puissante »,
« beauté », « richesse », « pureté »,
« merveilleuse », cette idéalisation de la nature apporte une
source de bien.
Cet éloge de la Nature révèle aussi l’influence
de Montaigne des courants philosophiques de l’Antiquité et plus
particulièrement, l’épicurisme et le stoïcisme, deux courants qui, malgré des
points d’opposition, cherchent à trouver comment l’homme peut être
heureux, en partageant la même condition du bonheur et en suivant les lois
de la Nature qui font d’elle, la divinité par excellence que tout Homme doit
respecter. La lecture de textes antiques est également un trait des Humanistes.
Et d’un autre côté, il y a un blâme, Montaigne
qualifie les technologies humaines d’absurde, d’inutile et les entreprises qui
sont en opposition à la nature : « vaines et frivoles »
ligne 21 à 22.
Pour autant, il ne faut pas en déduire qu’il
est hostile à la culture en général, simplement il accentue le blâme pour
mettre en garde de ces dérives possibles et pour rappeler à ses lecteurs qu’ils
sont, avant tout, dépendant de la Nature.
Il faut rappeler que Montaigne n’est pas un
obscurantisme !
C’est aussi un texte humaniste car l’auteur
cherche, comme tout humaniste, à partager sa vision du monde, son savoir et sa
connaissance : le texte fait preuve d’un souci pédagogique car il est à la
fois convaincant avec un raisonnement par analogie et persuasif avec
l’utilisation de procédé d’écriture comme l’ironie et l’antithèse.
Conclusion
Grâce à une argumentation par analogie, habilement
mené, Montaigne retourne la thèse ethnocentrique et va même à affirmer la
supériorité du Sauvage sur l’Homme civilisé. Son argumentation marquante va
constituer ce qui va se développer au topo suivant, dans le texte de Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville à savoir
le Mythe du Bon Sauvage, un mouvement nouveau qui apparaît un peu
au XVI mais surtout au XVIII, qui montre les méfaits de la civilisation.