Supplément au voyage de Bougainville
En
1771 paraissait le voyage autour du monde, écrit par Bougainville. Ce
navigateur a ramené un Tahitien, Aotorou, qu’il promena dans Paris et qui
provoqua un véritable engouement. Diderot, philosophe des Lumières, trouva dans
le récit du voyageur et dans les témoignages du Tahitien, l’occasion d’une
double réflexion sur le plan politique et social de la colonisation et sur la
question morale et sociale de la liberté sexuelle. Notre analyse s’attachera à
étudier, d’abord, l’éloquence persuasive du vieillard. Ce discours met en
relief, d’une part, l’expression des méfaits de la civilisation et, d’autre
part, les bienfaits de la vie sauvage.
I.
L’éloquence
persuasive
En premier lieu, c’est un discours où l’on a un registre
oratoire qui est mis en place par le vieillard qui s’adresse à plusieurs
personnes. La particularité est qu’il se sépare en deux parties. Une première
partie qui s’adresse aux Tahitiens et une deuxième partie destiné à
Bougainville. Dans le livre de Diderot, le vieillard se renferme dans sa cabane
pour ne pas voir les colons. Son mutisme traduit l’horreur qu’il ressent mais
aussi sa résignation. Cependant les Tahitiens, eux, n’ont pas compris le
système de la colonisation, et ne voient pas que les colons abusent d’eux. Les
démarches lyriques et pathétiques qui traduisent un certain regret de la part
des Tahitiens lors du départ de Bougainville, traduisent également leur manque
de discernement et donc leur innocence. Face à cette situation, le vieillard qui
ne voulait pas parler, va se mêler aux adieux du départ des étrangers et
interpeller les Tahitiens pour remettre en ordre les choses : les colons
ont abusés des Tahitiens. Le vieillard a un ton véhément, qui traduit sa
violence et sa colère. Il a de la harangue, de l’invective. On remarque
également un registre lyrique lorsque le vieillard parle à son peuple comme
dans le début de son discours, « pleurez malheureux tahitiens », pour
excuser leur émotion et leur fait comprendre le danger des colons. C’est
pourquoi il leur peint un avenir néfaste pour les prévenir. On peut souligner
un jeu de pronoms personnels qui permet de mettre en place l’opposition entre
les deux peuples. Il utilise le pronom personnel « vous » qui correspond
le peuple tahitiens, alors que lorsqu’il s’adresse à Bougainville, il manifeste
son arrogance et le tutoie insolemment pour montrer son refus de se soumettre
et utilise l’appellatif insultant « chef des brigands ». On remarque
une variété de registres puisque la seconde partie du discours est un registre
polémique.
Ensuite, le vieillard tente de réveiller les
sentiments des Tahitiens et d’éveiller la méfiance des blancs. De cette
manière, Diderot peut mettre en place un hommage à la vie naturelle et montrer les
méfaits de la civilisation. Mise à part l’alternance des pronoms et de
registres, on peut remarquer un jeu d’antithèse qui illustre également
l’opposition et l’incompréhension entre les deux peuples. On a « libre
esclavage », « libre/asservir », « inutiles
lumières et ignorance », ligne 37. Cette ignorance est synonyme d’innocence,
de pureté, de sagesse des tahitiens alors qu’ « inutiles
lumières » apparaît comme une manière non bénéfique de penser, introduit
le vice et la malhonnêteté. On aperçoit également un jeu de métonymie : on
a « morceau de bois » qui représente un crucifix et « le
fer » qui correspond à l’arme des
jésuites. Cette même façon de procéder se retrouve à travers « lame de
métal », ligne 25 et « l’écorce », ligne 27. Ces métonymies
antithétiques traduisent également l’opposition entre les Tahitiens et les
Blancs. La lame de métal symbolise la civilisation et s’appuyant sur son
expérience historique, la réalité de la colonisation, l’esclavage. Il met en
scène une fiction en inversant les rôles pour montrer les injustices qui ont
subies les Tahitiens. Tout le mal qui leur a été fait, aurait été fait aux Blancs. Mais
les Tahitiens n’auraient jamais fait cela car ils ont l’esprit naturel et se
considèrent tous comme des frères. Il retourne l’horreur de la colonisation
(oppression de l’homme par l’homme). Les européens refuseraient cette situation
alors pour quelles raisons les Tahitiens l’accepteraient ? Il montre à
Bougainville, l’horreur de leurs actes. En imaginant une réalité fictive, il
met en place un système hypothétique. Le subjonctif imparfait comme
« gravât » permet de faire imaginer à Bougainville la situation dans
laquelle se trouve les tahitiens. Dans « ce pays est à nous », le
pronom personnel de 1ère personne « nous », désigne les
colons alors que tout au long du texte, il utilise « nous », pour
parler de son peuple. Pour traduire la différence entre les deux peuples, on
remarque deux chiasmes « Quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur
toi ? », ligne 33, et « Elles sont devenus folles dans tes bras ;
tu es devenu féroce entre les leurs », ligne 21. Ces deux chiasmes
soulignent une injustice : un peuple souffre et un autre est indifférent.
On peut noter la volonté de montrer la souffrance des femmes. Dans ces
chiasmes, on remarque un rapport dominant/ dominé. On constate également que le
vieillard met en place plusieurs questions oratoires, comme « Sommes-nous
dignes de mépris, parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins
superflus », ou « Quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur
toi ? », qui affichent son assurance. En effet tout ce qu’il dit est juste
et Bougainville ne prend jamais la parole et ne l’interrompt pas car il sait
que ce qu’il dit est vrai. A travers ces questions oratoires, on distingue la
sagesse et la force du vieillard mais surtout son ton véhément : ligne
27-28 « Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât
sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti,
qu’en penserais-tu ? ». Bougainville ne peut qu’accepter ces paroles
et ne peut aller à l’encontre des dires du vieillard parce qu’il ne peut contester la vérité. La
véhémence du vieillard apparaît également dans ses insultes comme « chefs
des brigands ». Il utilise des insultes pour imposer sa supériorité sur
les Blancs et introduit son discours par l’insulte pour assurer son pouvoir sur
Bougainville.
II.
Les
méfaits de la civilisation
Orou est un tahitien érudit qui sait parler le
français et qui a été inventé par Diderot pour donner un semblant de
vraisemblance au texte car les blancs ne comprennent pas le tahitien. C’est
pourquoi le discours du vieillard avait été rédigé auparavant et traduit en
français par Orou pour que Bougainville puisse le lire pendant que le vieillard
fait sa déclaration devant son peuple.
D’abord, la première critique qui est adressé aux
colons est leur comportement inhumain qui est décrit par le champ lexical de la
cruauté avec « enchaîner », « égorger »,
« noire », « teintées de votre sang » ainsi que par le
champ lexical de la soumission avec « assujettir », servirez »,
« asservir », « esclave », « esclavage ». Ces
champs lexicaux traduisent les mauvaises intentions des colons. On retrouve
comme argument le comportement immoral des blancs : ils ne respectent pas
les règles de la morale ni les valeurs chères aux tahitiens. Leur mépris pour
les Tahitiens se traduit par « vice », « corrompus »,
« vils ». Les colons pensent que les Tahitiens ne sont pas comme eux
d’où leur dédain.
Ensuite les colons ne respectent pas les différences,
la différente façon de penser des Tahitiens, ni leur nature humaine. Les colons
sont venus avec leurs critères et leurs jugements, et ont tenté d’imposer leurs
valeurs. La particularité des Français est qu’ils sont intervenus avec
violence, introduisant l’esclavage ce qui est prouvé ligne 23-24 avec
« Qui es-u donc, pour faire des esclaves ? ». Ils mettent en place un système violent et
esclavagiste parce qu’ils ne respectent ni la manière de penser des Tahitiens,
ni leur manière de vivre.
Puis,
la notion de propriété, une valeur des européens, est également critiquée par
le vieillard. C’est cette notion de propriété qui introduit les inégalités. Chez
les Tahitiens, cette notion n’existe pas : ligne 19, « Nos filles et
nos femmes nous sont communes ». Les européens bousculent les traditions
et insèrent la propriété dans les esprits des Tahitiens et ils ont apparemment
réussi puisque même le vieillard utilise cette notion désormais
avec « Ce pays appartient aux
habitants de Tahiti ». Auparavant, il n’aurait pas utilisé ce terme ce
qui prouve que les Français ont pervertis l’esprit des Tahitiens, en
introduisant des besoins factices et inutiles.
Enfin la dernière critique est celle de l’absence de
tolérance : Les colons imposent une religion qui n’est pas celle des
Tahitiens. Mais en imposant le christianisme, ils bafouent les principes de
leur propre religion. De plus, ils refusent de considérer les Tahitiens comme
leurs égaux. Ces colons imposent des notions permettant de distinguer le Bien
et le Mal mais ils le font avec violence. Ils imposent des valeurs sans les
respecter ce qui est introduit par les métonymies « croix de bois »
et « fer » qui symbolisent l’évangélisation par la force.
III.
L’éloge
de la vie naturelle
Construite en constant contrepoint de cette critique
de la société, se révèle une véritable célébration de la vie naturelle, sans
véritables contraintes sociales.
A travers ce centre d’intérêt, l’auteur rend hommage
au « mythe du bon sauvage » qui est apparu après la découverte de
l’Amérique, et qui est l’idéalisation des hommes vivant en contact avec la
nature. C’était un thème à la mode à l’époque. Cela se manifeste par une
absence de hiérarchie. La particularité de ce texte est que l’on n’a aucune
description du décor. En effet, il n’est pas essentiel de connaître le décor
dans lequel ils évoluent car c’est le concept de la Nature qui est décrit.
Le vieillard met en relief l’innocence, l’attachement
à la tolérance, la liberté et à la simplicité d’une existence sans besoins
superflus.
En premier lieu, on a l’innocence et le bonheur des
Tahitiens lié à la vie naturelle, illustré par le parallélisme syntaxique,
ligne 16, « Nous sommes innocents, nous sommes heureux ». On n’a
aucun connecteur logique dans cette phrase car c’est une évidence qui
s’impose : la vie naturelle implique le bonheur. Cela marque la naïveté
des Tahitiens. Ils n’étaient pas pervertis avant l’arrivée des colons avec les
« inutiles lumières » qui désignent les vices et la dépravation des
colons. Cette notion s’oppose à « notre ignorance ». Le fait de ne
pas être éclairé leur permet de rester dans une innocence naturelle. La société
corrompt l’esprit. C’est parce qu’ils sont innocents et dociles, qu’ils ont été
aussi facilement abusés.
Ensuite,
les Tahitiens ne sont pas violents. Ils ont eu un comportement convivial avec
les Blancs à leur arrivée et n’ont pas cherché à les dominer. Les questions
oratoires du vieillard le prouvent, de la ligne 34 à la ligne 36 : « Tu
es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? Avons-nous pillé
ton vaisseau ? T’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos
ennemis ? T’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos
animaux ? ». Ils sont humains. Ils mettent les « races »
sur un pied d’égalité : lignes 35-36, « nous avons respecté
notre image en toi ». Le vieillard donne là, une leçon d’humanité à
Bougainville car ils n’ont pas été pervertis par la société. Il explique le
comportement humain des Tahitiens par leur respect instinct naturel. Ils sont
intimement liés à la nature, ce qui est traduit par « nous suivons le pur
instinct de la Nature », ligne 17. Le bonheur des Tahitiens repose
également sur l’absence de propriété. On peut noter une allitération en
« t » dans « tout est à tous », ligne 18, ce qui explique
l’absence de rivalité chez les Tahitiens et traduit leur union. Cet argument
est mis en opposition avec le comportement européen. Cela introduit une absence
de distinctions sociales synonyme d’égalité.
De
plus, le vieillard revendique l’honnêteté et la pureté de leurs mœurs avec
ligne 36, « Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus
honnêtes que les tiennes ». Les colons ont modifiés les rapports par
l’esclavage : avant leur arrivée, les Tahitiens étaient heureux et fidèles
à leurs mœurs. Puis ces mœurs ont été dénigrées par les européens, c’est
pourquoi le vieillard compare ces deux systèmes en utilisant un comparatif de
supériorité. C’est un moyen d’idéaliser et de rendre hommage aux mœurs
tahitiennes.
En
outre, la vie tahitienne est marquée par la liberté. Ils revendiquent leur
liberté par le refus de l’esclavage. Le vieillard emploie la même construction
syntaxique, ligne 11, « un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus,
aussi vils, aussi malheureux qu’eux », en utilisant le comparatif
d’égalité et montrant ainsi le caractère exécrable des colons. Le concept de
liberté des Tahitiens implique le respect de la liberté des autres, et donc la
tolérance. Ils ont respecté les différences des européens et les ont accueillis
de manière chaleureuse. L’étranger est quelqu’un qui doit être respecté et non
massacré. Cela rappelle la convivialité des Grecs dans l’Antiquité, qui pensait
qu’un hôte pouvait être un dieu. Ils sont altruistes et aiment leur prochain à
la différence des européens qui sont égoïstes.
Enfin,
les Tahitiens sont caractérisés par une vie simple au sein de la Nature. Ils ne
manquent de rien, parce qu’ils sont heureux « lorsque nous avons faim,
nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi
nous vêtir » qui rappelle la simplicité de leur vie. Ils n’ont que des
besoins vitaux qui s’opposent aux besoins factices et superflus. Ils n’ont pas
de besoin à proprement parler car ils n’ont pas de propriété. Ils satisfont
l’instinct de la vie. D’ailleurs, on constate que la liberté sexuelle est très
présente : cette notion est très appréciée par Diderot. Il n’y a pas de
notion d’adultère. Il y a des couples mais il n’y a aucune connotation morale.
La sexualité est la traduction de la satisfaction d’un désir et s’ils veulent
satisfaire cet instinct, ils le font. Cela se manifeste par une bonne entente
au sein du peuple et est traduit par « Nos filles et nos femmes nous sont
communes ».
Dans
ce texte, Diderot fait l’apologie de la vie naturelle qui donne plus de bonheur
que la vie civilisée. Le philosophe dénonce aussi l’horreur de la colonisation,
et l’injustice des européens qui réduisent à l’état d’animal, des hommes comme
eux, alors qu’ils avaient été accueillis comme des frères. « L’état de
nature séduit l’homme civilisé, mais la civilisation ne séduit pas l’homme
sauvage ».
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