Personnages :
Le père Milon (paysan)
Le colonel (soldat
prussiens)
Uhlans = prussiens
Résumé :
La famille dîne à l'ombre du poirier planté devant la porte :
le père, la mère, les quatre enfants, les deux servantes et les trois valets.
On ne parle guère. On mange la soupe. L'homme contemple, contre sa maison, une
vigne restée nue, et courant, tordue comme un serpent. Cette vigne est plantée
juste à l'endroit où le père a été fusillé.
C'était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens occupaient
tout le pays. Le général Faidherbe, avec l'armée du Nord, leur tenait tête. Or
l'état-major prussien s'était posté dans cette ferme. Le vieux paysan qui la
possédait, le père Milon, Pierre, les avait reçus et installés de son mieux.
Depuis un mois l'avant-garde allemande restait en observation dans le village.
Les Français demeuraient immobiles, à dix lieues de là et cependant, chaque
nuit, des uhlans disparaissaient. Tous les éclaireurs isolés, ceux que l'on
envoyait faire des rondes, alors qu'ils partaient à deux ou trois seulement, ne
rentraient jamais. On les ramassait morts leurs chevaux eux-mêmes gisaient le
long des routes, égorgés d'un coup de sabre. Ces meurtres semblaient être
accomplis par les mêmes personnes dont on ignorait tout.
Le pays était terrorisé. On fusilla des paysans sur une simple
dénonciation, on emprisonna des femmes ; on voulut obtenir, par la peur, des
révélations d'enfants. On ne découvrit rien.
Mais voilà qu'un matin, on aperçut le père Milon étendu dans
son écurie, la figure coupée d'une balafre.
Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres de la
ferme. Un d'eux tenait encore à la main son arme ensanglantée. Il s'était
battu, défendu. Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en plein
air, devant la ferme, le vieux fut amené.
Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu
tors, avec de grandes mains comme des pinces de crabe. Ses cheveux ternes,
rares et légers comme un duvet de jeunes canards, laissaient voir la chair de
son crâne. La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines qui s'enfonçaient
sous les mâchoires et reparaissaient aux tempes. Il passait dans la contrée
pour être avare et difficile en affaires.
On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la table de
cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel s'assirent en face de lui.
Le colonel lui demanda si c’était lui qui avait tué les Prussiens. Et c’était
lui.
Le colonel, surpris, regarda le prisonnier. La famille du
bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux petits-enfants se tenaient à dix pas en
arrière, effarés et consternés. Le colonel lui demanda comment il faisait. Il
hésita un instant encore, puis, tout à coup, se décida.
Les Prussiens lui avaient pris des choses et il avait aperçu un
d’entre eux fumant une pipe sur son fossé et le tua avec sa faux. Une fois son
meurtre accompli, l'homme avait vécu avec cette pensée : "Tuer des
Prussiens !" Il les haïssait d'une haine sournoise et acharnée de paysan
cupide et patriote aussi. Il avait son idée comme il disait. Il attendit
quelques jours. On le laissait libre d'aller et de venir, d'entrer et de sortir
à sa guise tant il s'était montré humble envers les vainqueurs, soumis et
complaisant. Alors il tua les uhlans qui patrouillaient la nuit. Pendant quatre
jours, il ne sortit pas, attendant la fin de l'enquête ouverte ; mais, le
cinquième jour, il repartit, et tua encore deux soldats par le même stratagème.
Dès lors, il ne s'arrêta plus. Chaque nuit. Mais, la veille, un de ceux qu'il
avait attaqués se tenait sur ses gardes et avait coupé d'un coup de sabre la
figure du vieux paysan.
Il les avait tués cependant tous les deux ! Il était revenu
encore, avait caché le cheval et repris ses humbles habits ; mais en rentrant,
une faiblesse l'avait saisi et il s'était traîné jusqu'à l'écurie, ne pouvant
plus gagner la maison. On l'avait trouvé là tout sanglant, sur la paille...
Il en avait tué 16 : 8 pour son père et 8 pour son fils,
tués par les Prussiens. Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses
bras dans une pose d'humble héros.
Les Prussiens discutèrent à voix basse longtemps. Un capitaine,
qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce gueux magnanime.
Alors le colonel se leva et lui dit qu’il y avait peut-être un
moyen de le sauver. Mais le bonhomme n'écoutait point, et, les yeux plantés
droits sur l'officier vainqueur, il fit une grimace affreuse qui crispa sa
maigre face toute coupée par la balafre, et, gonflant sa poitrine, il cracha,
de toute sa force, en pleine figure du Prussien. Le colonel, affolé, leva la
main, et l'homme, pour la seconde fois, lui cracha par la figure. Tous les
officiers s'étaient dressés et hurlaient des ordres en même temps. En moins
d'une minute, le bonhomme, toujours impassible, fut collé contre le mur et
fusillé alors qu'il envoyait des sourires à Jean, son fils aîné, à sa bru et
aux deux petits, qui regardaient, éperdus.
C SADIQUE
RépondreSupprimerLe Pauvre
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