Lecture analytique
Lettre XXIV des Lettres persanes
Montesquieu, magistrat, philosophe
et écrivain français des Lumières, était un aristocrate bordelais. Il possédait
le Château de la Brède,
qui a une eu une grande vie politique. Bien qu’il ait beaucoup voyagé, il est
resté attaché à sa région, c’est pourquoi il avait un regard étranger sur
Paris. Ses voyages lui ont permis de comprendre les différents systèmes
politiques des pays en dehors de la France. Il a eu beaucoup de succès avec les Lettres
persanes, un roman épistolaire constitué de 161 lettres, dans lequel il
fait la satire de la société française telle qu’il l’a connue. Cette œuvre a
été publiée tout d’abord anonymement en 1721, à Amsterdam. Montesquieu en a
faussé la date de publication (1712) pour pouvoir échapper à la censure. La Bruyère qui a écrit Les
Caractères, en 1682 a influencé Montesquieu pour l’écriture des Lettres
Persanes.
Les Lettres persanes racontent le voyage à Paris de deux Persans, Usbek et Rica : leur séjour,
qui dure huit années, est pour eux l'occasion d'observer la société et le mode
de vie des Français, leurs coutumes, leurs traditions religieuses ou
politiques, et d'en faire le rapport à leurs interlocuteurs restés en Perse, en
tenant une correspondance entre eux et leurs amis. Usbek est musulman,
et en tant que sultan, il est propriétaire d'un sérail qui renferme les
« plus belles femmes de Perse ». Rica, d'origine plus modeste, est
différent d’Usbek. Ces deux personnages sont naïfs et découvrent un monde qui
est très différent du leur. Les quinze dernières lettres relatent la tragédie
qui se déroule dans le sérail d’Usbek. La naïveté des deux hommes est un moyen
de donner une leçon d’humilité aux français car certaines institutions
françaises ne sont pas respectables. Dans cette lettre Rica écrit à Ibben, un
ami des deux Persans, et négociant à Smyrne, très curieux de connaître les
mœurs des Français.
I.
L’expression
de l’étonnement
a)
Le genre épistolaire et la couleur orientale
Une observation de la
typographie, et de la formule de clôture révèle l’une des caractéristiques
majeures du texte : l’écriture épistolaire. Le genre épistolaire permet
d’établir une relation dynamique entre l’épistolier (celui qui écrit, en
l’occurrence Rica) et le destinataire. Les deux personnages sont annoncés par
l’écriture épistolaire (Rica écrit à Ibben).
L’orient, au XVIIIème siècle
était apprécié, et à la mode, c’est pourquoi Montesquieu utilise ce thème. D’abord,
le nom de personnages, avec des consonances étrangères, est une première référence
à l’Orient : « Rica » et « Ibben ». Ensuite, l’adresse
du destinataire est écrite en haut « Smyrne » (ancien nom de la ville
turque d’Izmir) et l’adresse et la date d’écriture de la lettre en bas selon le
calendrier persan : « le 4 de la Lune de Rebiab 2 ». La ville d’où sont
originaire les personnages (Ispahan) est une autre référence à l’Orient.
Ensuite, on peut distinguer un
autre critère oriental : Rica met en place un système comparatif entre
Paris et Ispahan, qui est la capitale de la Perse, et parle de son moyen de locomotion « le
chameau » comparant ainsi le rythme de vie des parisiens qui est plus
rapide que celui des Persans. L’épistolier emploie ses préférences et ses
critères pour porter un jugement de valeur sur la France. En Orient, les
maisons sont basses c’est pourquoi Rica ne comprend pas le système d’immeuble.
Au début du XVIIIème siècle, Paris vit un essor démographique important qui va
causer une crise de logement d’où l’apparition d’hôtels particuliers. Il existe
des personnes qui n’ont pas de logement. Enfin, la teneur orientale est
traduite également par « J’enrage comme un chrétien » qui fait
référence à « je jure comme un païen ». Le Persan utilise comme
comparaison la religion qui n’est pas la sienne. Toutes ces références à la Perse donnent ainsi une
apparente réalité.
Le but de Montesquieu en
utilisant la Perse
est d’introduire un regard neuf et extérieur sur le mode de vie des européens
pour mieux faire ressortir les aspects ridicules de leur vie, mais également de
relativiser la position de l’Occident qui se considérait alors comme la
référence unique et enfin de critiquer la société française en se cachant :
c’est un moyen d’échapper à la censure.
b)
l’expression directe de l’étonnement
L’étonnement est le sentiment
dominant chez les Persans. Le regard que les Persans portent sur le monde qui
les entoure est fait de naïveté et d’étonnement, ainsi qu’en témoignent les
propos de Rica. Ils sont étonnés vis-à-vis de ce qu’ils voient à Paris. Rica
explicite son étonnement avec « je n’ai eu à peine que le temps de
m’étonner», ligne 23. Il utilise également un euphémisme « Tu ne le
croiras pas peut-être », et « Ce que je te dis de ce prince ne doit
pas t’étonner », qui sert d’avertissement au lecteur qui s’attend à
découvrir ce qui étonne tant le Persan.
Puis, on perçoit l’étonnement
indirect de Rica qui est traduit par ses expériences vécues à Paris. Rica est
étonné de la hauteur des maisons : « la ville bâtie en l’air ».
Il peut y avoir une référence biblique, celle de la Tour de Babel avec « les
maisons sont si hautes qu’on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des
astrologues ». Il est aussi étonné par la promptitude avec laquelle les Français se
déplacent, soulignée par la comparaison entre les machines françaises et les
voitures lentes d’Asie, ainsi que par leur brutalité et par le Roi et son
pouvoir et par le Pape qui ne laissent pas de surprendre l’épistolier de
passage.
L’étonnement indirect se
manifeste par les remarques du Persan et par ses tournures naïves. Cela traduit
la naïveté du Persan qui permet à l’auteur de critiquer la société française.
En effet, en cédant la parole à un étranger que tout étonne, Montesquieu se
donne les moyens d’effectuer, non sans prudence, une satire mordante de la
société française.
II.
Une
critique audacieuse et efficace
Montesquieu critique d’abord les
parisiens, puis les courtisans, ensuite le Roi, et enfin le Pape : il part
de la pluralité à la singularité.
a)
la vie parisienne
La première critique de l’auteur
est la rapidité qui anime les rues de Paris avec le champ lexical de
l’agitation avec « mouvement continuel » qui s’explique par
l’expansion économique de Paris. En effet, l’agitation que Montesquieu rend
familier est celui d’un royaume en pleine mutation économique : le mercantilisme,
systématisé par les théories de Colbert, fait alors de Paris une capitale en
pleine effervescence. La lenteur de la phrase, ligne de 13, « les voitures
lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en
syncope », illustre le pas des chameaux qui contrastent avec l’hyperbole
« ils courent, ils volent ». L’efficacité du discours de Rica est dû
au fait qu’il ajoute des expériences de sa vie, des anecdotes pour appuyer sa
description. C’est donc un argument de persuasion.
L’agitation parisienne introduit
la seconde critique sur les parisiens qui sont le manque de courtoisie et de
compassion. Celle-ci se traduit par la brutalité des parisiens. On a ligne 16,
« on m’éclabousse des pieds jusqu'à la tête », « les coups de
coude », ligne 17. Les deux adverbes « régulièrement et
périodiquement » caractérisent ce caractère insupportable. On a de grandes
phrases avec une succession de verbes d’actions qui symbolisent cette brutalité
et une hyperbole « je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues ».
Cela montre l’exaspération du Persan face à ce comportement des Français.
Enfin, l’auteur critique les
conséquences de l’essor démographique qu’enregistre la capitale au XVIIème
siècle. La spéculation et l’affairisme généré par la politique économique de
Law, dont le système monétaire s’effondrera en 1720, ruinant des milliers de
particuliers, perpétuent les divisions au niveau de la société : on édifie de
somptueux hôtels particuliers mais le peuple manque de beaucoup de choses. Cette ségrégation n’échappe pas au
visiteur étranger.
b)
la critique des aristocrates français
De 1689 à 1715, plus de quarante
dévaluations, destinées à faciliter le remboursement de la dette « publique »,
ont eu lieu. Cela a beaucoup affecté les Français . Cela révèle une certaine manipulation
des esprits par le roi. Ce qui est critiqué ici est la crédulité des Français.
« Il n’y a qu’à » illustre la rapidité des gestes du roi et la
facilité de convaincre les français mais également banalise la situation. Ils
sont soumis au roi. Celui-ci manipule les bourgeois. Pour gagner de l’argent,
Louis XIV vend des titres de noblesse. A travers l’oxymore « des titres
d’honneur à vendre », on perçoit une critique de la crédulité des
courtisans.
Au niveau de la structure de la
phrase « il les fait penser », on a un sujet suivi d’un COD et d’un
verbe, ce qui illustre le rapport dominant/dominé.
Les courtisans devaient respecter
l’étiquette ce qui traduit la soumission des courtisans.
c)
la critique du roi
En premier lieu, on constate tout
d’abord que la critique du roi est la plus longue au niveau de la topographie
puisque cette critique s’étend sur deux paragraphes. Cette critique est la plus
importante. On a un parallélisme de construction au début des deux paragraphes
« le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe » et « ce roi est un grand magicien »
avec un sujet, suivie d’un verbe d’état et un attribut du sujet. Les attributs
du sujet permettent de tourner la phrase de manière périphrastique. Le roi est
décrit comme un manipulateur. Montesquieu critique le pouvoir royal de l’époque
c’est-à-dire l’absolutisme. On a une allitération en « p » dans
« le plus puissant prince », qui rend difficile la lecture,
contraignant le lecteur à distinguer chaque terme et à réfléchir sur la phrase.
De plus, on a une référence à la
colonisation avec « les mines d’or du roi d’Espagne » qui était connu
de tout le monde pour tirer ses richesses de ses colonies en Amérique du sud.
L’auteur dénonce ici, le système colonial.
La richesse du roi de France
provient de la manipulation de ses sujets qui est décrite comme « une
source de richesse inépuisable ».
Enfin, le rythme ternaire et
haché de la dernière phrase « ses troupes se trouvaient payées, ses places
munies, et ses flottes équipées », traduit la mégalomanie de Louis XIV.
Montesquieu critique le goût du Roi pour la guerre.
Le deuxième paragraphe traduit le
pouvoir occulte du roi appelé « grand magicien ». Il pratique la
thaumaturgie qui est une croyance populaire du Moyen-âge qui formule l’idée que
le roi en touchant un malade a le pouvoir de le guérir. Cela confirme la
critique du Roi qui manipule les Français.
d)
La critique du Pape
Montesquieu veut montrer que le
pouvoir occulte est de plus en plus fort et de moins en moins explicable. On
retrouve pour cela le champ lexical de la magie.
La transition se fait à travers
le pouvoir inexplicable du roi, celui de la thaumaturgie. On introduit le Pape
avec le même mot « magicien » mais avec un comparatif de supériorité
« plus fort que lui » qui augmente le pouvoir extraordinaire du pape.
La lourdeur de la construction de
la proposition subordonnée relative « qui n’est pas moins maître de son
esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres » traduit une
incompréhension partagée avec tous les Français. Le Roi a un certain pouvoir
sur le peuple mais son pouvoir est diminué car il est soumis au pouvoir
inexplicable du Pape. Il y a donc une hiérarchie dans la manipulation.
La crédulité du Persan permet à
Montesquieu de faire un blasphème sur le dogme chrétien de la trinité divine et l’eucharistie qui désigne,
pour les chrétiens, la célébration de la mort et de la résurrection de Jésus
Christ. C’est l’occasion pour l’auteur de manifester son déisme.
Cet extrait de la lettre XXIV est
particulièrement représentatif de la totalité de l’œuvre. Ce texte constitue
une sorte d’illustration emblématique : l’étonnement de Rica modifie et
fait percevoir la France
autrement. L’ironie masque la critique et le charme du récit fantaisiste et
humoristique. Ce registre fait passer les plus sévères dénonciations pour les
bons mots d’un Persan aussi spirituel.
On peut rapprocher ce texte de Prière
à Dieu de Voltaire (texte qui développe le déisme de Voltaire qui condamne
la hiérarchie et les pratiques religieuses qui divisent les hommes) et d’Autorité
politique de l’Encyclopédie (critique
du pouvoir et de la monarchie absolue).
Ce fut utile
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